Les soirées mondaines, sans nul doute, restaient la partie favorite des missions de la trop peu offensive Aurora. Comme un poisson dans l’eau, elle naviguait au gré des passions et des cœurs, insufflant désir de plaire et besoin d’affection, toute au service de la déesse matriarche de l’Amour qui avait son indéfectible loyauté. Si l’on comptait la bourgeoisie et l’élite de la société londonienne qu’elle y côtoyait, et qui lui achetait sans sourciller ses nouveautés à prix d’or, ce genre de cérémonies s’annonçaient toujours un franc succès. Aussi, comme d’ordinaire, Aurora n’avait pas lésiné sur l’image, glorifiant par sa propre apparence l’incarnation sur Terre de l’indétrônable Aphrodite.

La robe cramoisie retombait sur ses mollets, mais était largement fendue jusqu’à mi-cuisses, et laissait deviner l’opulence de la gorge que la jeune femme n’avait aucun scrupule à mettre en valeur. Chaussée d’escarpins lamés, les bruits de ses amas de bijoux clinquaient, battant la mesure avec ses talons aiguilles qui martelaient l’asphalte. Arrivée fracassante au seuil de la salle richement décorée, après avoir présentée l’invitation gracieusement offerte par un des représentants de ses cosmétiques. Des paires d’yeux qui se tournent sur la silhouette ravie, jamais intimidée par l’effet recherché par ces interminables heures de soins.

A l’homme qui s’avance avec un plateau d’argent, elle hoche la tête avec un fracassant sourire, faisant danser ses longues qui lui tombaient dans le creux des reins, simplement retenues par un ruban écarlate qui s’entremêlait à la chevelure d’ambre. Se saisit d’une coupe de champagne de ses doigts diaphanes aux ongles vernis, et balaye la salle d’un regard appréciateur.

Son regard se fixa sur un homme. Jeune, la peau hâlée, il lui était inconnu. Aurora n’aurait guère pu oublier cette beauté atypique, presque irréelle, plantée au milieu de toute cette bourgeoisie en costume cintré. Lui portait une tenue que l’œil expert de la jeune femme repéra comme de la soie d’une merveilleuse qualité, et, autour de sa présence lunaire, il avait disposé un jeu de tarot. Sans honte, Aurora s’approcha, fixant les cartes avec une curiosité ravie. Elles étaient magnifiques, mais elle n’en avait jamais vu de pareilles. Le jeu semblait ancien, ce qui lui conférait un charme étrange, en plus de l’attrait pour ces talents ésotériques qui la fascinaient.

Sans autre forme de procès, Aurora tira doucement la chaise qui faisait face au charmant jeune homme, s’y installant en plantant ses yeux dans les siens, sa coupe de champagne toujours au creux de sa main ;

- Bonsoir…J’ai été attirée par votre jeu magnifique. Tirez-vous les cartes ?

Jetant un œil à sa flûte, ne voyant aucune boisson sur la table, de nouveau Aurora planta son regard dans le sien ;

- Vous ne buvez rien ?

Elle-même avala une délicate gorgée avant de poser la coupe de cristal près d’elle, croisant les mains, ne lâchant pas du regard le mystérieux jeune homme au jeu de cartes.

Bien sûr qu’il l’avait remarquée. Naïve, légère, peut-être, mais bien peu crédule sur les effets immédiats de l’irruption d’une beauté manipulée avec soin. Ici, elle n’avait rien laissé au hasard, et n’avait lésiné sur aucun détail. C’est avec une élégance grâcieuse qu’elle fit mine de n’en avoir rien vu, balayant la pièce pour contempler d’un œil bienveillant compatissant le triste spectacle de la décrépitude Londonienne dont les beaux atours ne dissimulaient que trop mal les outrages du temps et des vices dans les tréfonds desquels ils se débauchaient à grands frais.

Puis, enfin, après avoir fait étincelé son lumineux sourire à la face vieillissante de bourgeois aux ventres tendus sous les chemises de soie, après avoir fait fronçé les sourcils de quelque austère matrone accrochée à leur bras, elle s’était dirigée, tranquille et sans honte, vers le mystérieux bellâtre au jeu de cartes élimé. Beauté pour point commun le plus frappant, Aurora s’aperçut qu’ils en partageaient aussi l’audace ; provocatrice, presque outrageante, de cette hardiesse qui fit étinceler un peu plus le sourire charmeur de la jeune femme, d’une lueur feinte tout à l’heure, qui s’avivait à la curiosité délicieuse de ce garçon trop étrange et trop beau, qui trônait là avec ses cartes anciennes.

Aurora décrocha à regard l’ambre de son regard de l’émeraude pâlie du mystérieux jeune homme, pour s’intéresser à la carte qu’il lui tendait. A la vérité le jeu était magnifique. Les forces ésotériques l’avaient toujours fasciné, et sa grand-mère avait bien essayé de lui inculquer les bases de la cartomancie, sans grand succès. Aurora eut un sourire faussement modeste et un regard appuyé face au compliment un peu trop bien tourné. De toute évidence, elle avait à faire à un charmeur, au moins autant qu’elle, peut-être plus, si tant est que cela soit possible ;

- Cela ne vous rend que plus intéressant. Je me permets.

La louange et le sourire fracassant de l’homme aux yeux d’eau valant pour elle invitation, Aurora n’attendit guère plus de formalités pour installer son séant en face de ce regard somptueux qui la dévisageait sans honte. Et à sa question, il répondit de la manière la plus provocatrice, la plus séductrice, la plus terriblement ravageuse qui soit. Aurora eut un haussement de sourcils flatteur en le voyant s’emparer de sa propre flûte et de glisser ses lèvres à l’endroit même où le rouge à lèvres cramoisi avec laissé une marque légère, presque imperceptible, sur le rebord de cristal. Elle ne répondit rien, laissant le silence délicieux tinter entre leurs deux regards qui s’affrontaient sans honte, se saisissant délicatement de la nouvelle flûte en le remerciant d’un hochement de tête. Le sourire se fit plus immense, mais plus alangui aussi lorsqu’elle répondit à sa trop flatteuse tirade. Il savait décidément trop bien y faire ;

- Appelons cela un échange de bons procédés, alors. C’est avec plaisir. Peut-être me prédirez-vous une rencontre imprévue, ce soir, pleine d’ésotérisme, de louanges audacieuses et de délicieux sourires.

Aurora leva doucement sa flûte avant d’en boire une gorgée, comme pour saluer ce coup des Dieux que son regard appréciateur approuvait sans réserve. Eperdue dans la contemplation de la grâce qu’il mettait à mélanger ses cartes, elle répondit avec une nonchalance alanguie ;

- Je m’appelle Aurora Bishop. Je suis moi aussi ravie de cette première rencontre. Il me semble que si je vous avais déjà vu ailleurs, je m’en serais souvenue.

Aurora n’eut qu’un ravissant sourire pour réponse à l’audace délicieuse du jeune homme. Il ne s’agissait pas de ces outrages scandaleux, de ces provocations éhontées qui insultaient plus qu’ils ne louaient. Ici, ne s’exhalaient de ce souffle enjôleur qu’éloges et compliments, qui, peut-être auraient fait rosir les joues d’une femme moins aguerrie, mais auxquels Aurora n’en demeurait pas moins insensible. Et la charmante patronne aurait parié sa boutique que son ravissement n’était pas totalement feint, lui non. Il mettait pour cela un peu trop d’application à lui plaire, y réussissait indéniablement, son regard prétendument impassible plongé dans les tréfonds de ses yeux à elle, le jeu de cartes s’ébattant avec légèreté au creux de ses longues mains hâlées.

Il était direct. Certaines femmes fuyaient, plus craintives, plus romantiques peut-être que la cheffe d’entreprise fatale qui reconnaissait là un pair de séduction. Avalant une gorgée de champagne dans un mouvement de poignet délicat, elle déposa sa flûte près d’elle, prêt à affronter son comparse sur le même terrain, qu’ils ne semblaient que trop connaître, l’un comme l’autre ;

- Je n’ai aucune inquiétude, nous avons toute la soirée pour le découvrir…

Tout était grâcieux et suscitait l’admiration chez ce jeune homme. L’élégance des longues mains qui tiraient les cartes, l’assurance naturelle du regard nonchalant, la beauté orientale et unique de son jeu de tarot, dont il était les figures avec une comédie superbe qui faisait son petit effet. Aurora crut vaguement reconnaître des divinités de la mythologie égyptienne, sans en être toutefois suffisamment persuadée pour prendre le risque de se ridiculiser.

Et malgré ses quelques minces connaissances de l’ésotérisme et des cartes à tirer, Aurora ne put rien deviner de ce qui se tramait dans les pensées du jeune homme à la lecture de ses cartes. Ce jeu ne lui parlait pas, et elle n’était de toute façon pas suffisamment aguerrie à cet art pour être convaincue de quoi que ce soit. Finalement, après l’avoir consciemment fait languir, il parla. Le sourire d’Aurora se fit espiègle et incrédule à l’annonce de l’éphémère rencontre, née sous le signe du désir et d’une raison envolée. Quant à la seconde partie de la petite prophétie, si elle était moins évidente que la première, elle n’augurait que du bon, aussi le sourire s’illumina un peu plus, radieux tandis qu’elle achevait sa flûte ;

- Je crois, sans grand risque de me tromper, m’imaginer l’identité de la personne concernée par la première partie de votre révélation. La seconde est moins évidence, mais me ravit tout autant.

Aurora lui sourit plus largement, persuadée que le jeune homme était plus que capable de comprendre l’importance du sens des affaires. La suite de la conversation qui s’enchaîna lui prouva à quel point elle avait raison. D’un geste langoureux, elle fit signe à un serveur et se saisit d’une autre flûte sur un plateau d’argent, répondant une voix tranquille et séductrice ;

- J’ai fondé ma propre entreprise de produits cosmétiques, essentiellement capillaires. Mais je propose également de nombreuses fragrances et parfums en tous genres. Je peux vous avouer sans fausse modestie que mon commerce est très florissant, et que ma venue ici est essentiellement liée à des fins lucratives…J’aurais peut-être l’occasion de vous présenter quelques produits…Vous semblez prendre soin de votre apparence…Et vous, vivez-vous uniquement de vos talents de cartomancien ?

Aurora lui rendit son sourire étincelant, tout à la joie d’une si délicieuse rencontre, qu’à vrai dire elle n’attendait guère, ce soir. La vie offrait parfois d’exquises surprises.

Les yeux d’émeraude pâlie embrassèrent un instant la salle dans son entier, non sans une certaine nonchalance, avant de revenir se fixer sur l’interlocutrice aux aguets. Un sourire alangui qui s’étire sur ses lèvres cramoisies, reconnaissant bien au mystère qu’il laissait planer un subtil jeu de séduction avouant qu’il avait très envie de ne la revoir en ne lui dévoilant pas tout de suite ses autres activités. Aurora lui rendit un regard audacieux et incrédule, ses longs doigts aux ongles cramoisis élégamment croisés autour de sa flûte ; « Avec plaisir. Après tout, la soirée ne fait que commencer… » Un léger clin d’œil, un mouvement grâcieux de la main qui lève la flûte pour l’entrechoquer avec une délicatesse à celle de l’homme plein de mystère et de charme.

Mais Aurora fut arrêtée une seconde en pleine dégustation de ce champagne exquis qui pétillait au creux de sa flûte. Dans un geste d’une grâce théâtrale, sa longue main vint se positionner au-dessus de trois des cartes de son superbe jeu. En venant à lui, les cartes s’évaporèrent. En une multitude d’infimes grains de sable qui vint se muer en un minuscule tourbillon qui s’agitait sous la paume fine et dorée du bel homme. Et lorsque les longs doigts, avec une lenteur délicate, calculée, vinrent se refermer sur le petit tourbillon de sable, les cartes réapparurent de nouveau. Après la démonstration vint l’aveu, et si Aurora écarquilla les yeux un instant, en réalité cela expliquait bien des choses. Un sourire mi-ravi, mi-impressionné étira ses lèvres ; « Apollon…Cela explique pas de mal de choses, effectivement… »

Le regardant ranger ses cartes avec le reste du jeu, son sourire se fit flatté cette fois-ci, lorsqu’il la soupçonna d’être autre chose qu’une jolie femme, quelque chose de plus qu’une entrepreneuse à succès qui s’immisçait au cœur d’ennuyeuse soirées pour distiller les vertus de ses produits. Pour réponse, cette fois-ci ce fut à son tour d’embrasser la salle de son grand regard d’ambre, ses lèvres à peine plissées par une moue concentrée. Là, l’ambiance changea, en même temps que de délicats effluves de rose vinrent planer au-dessus d’eux. Le couple de quinquagénaire qui se disputait âprement et à voix basse semblaient soudain trouver que leur querelle ne rimait à rien. Le maître d’hôtel contrarié par le manque de dextérité d’une de ses serveuses vint la rassurer d’un sourire et d’une tape sur l’épaule. Le jeune couple qui semblait en plein froid, à l’angle du mur, se tenait soudain par la main. L’homme lui tendait une flûte avec un regard énamouré. Et si entre Aurora et ce charmant disciple d’Apollon, la conversation avait démarré sous les meilleurs auspices, un petit quelque chose en plus semblait planer dans l’air, s’entremêlant au délicat parfum de rose que son pouvoir avait distillé ; « Vous êtes perspicace…Ainsi voici la raison d’une entente aussi instinctive entre nous deux, bien que nous ne servions pas le même Dieu...Je suis, quant à moi, une humble disciple d’Aphrodite, et je suis ravie de rencontrer un autre Héros… ».

Son sourire s’élargit. Le reste de la soirée et de ses protagonistes avaient perdu soudain beaucoup de leur attrait. Vidant le reste de sa coupe d’un trait, elle eut un regard ravi et décidé lorsqu’elle lui fit cette proposition ; « Dites-moi Azir, avez-vous réellement envie de mourir d’ennui toute la soirée ici ? J’ai dans Londres plusieurs adresses de bars dansants et de salons bien plus amusants que ce snobisme gelé, que je me ferais une joie de partager avec vous. Au diable les affaires, pour une fois ! »

La nuit était délicieuse. Les talons d’Aurora, seuls, trahissaient leur présence solitaire sur l’asphalte désertée par l’heure tardive. Dans un tintement délicat, le rire du jeune homme vint troubler cette douce quiétude, au portrait qu’elle dépeignait d’elle-même en fillette ; « Mais oui, mais j’étais gentille, surtout avec Maman. Elle m’a élevée toute seule et je lui dois tout. Quant à ne pas te regarder, ce n’est vraiment pas certain. » Les rues défilaient comme un dédale qu’Aurora aurait pu emprunter les yeux fermés. La conversation du bel Azir était légère et sérieuse à la fois. Il suffisait de l’écouter, son charisme faisant le reste. L’enfant d’Aphrodite était persuadée qu’elle éprouverait le même intérêt s’il avait été en train de déclamer une recette de gâteau au chocolat. D’un geste d’assentiment, elle hocha la tête ; « C’est vrai, nous sommes chanceux. Les Dieux nous accordent une importance que l’on se doit chaque jour de tenter de mériter. Toutefois, je ne crois pas qu’il faille s’apitoyer sur les autres. Ils ne connaîtront jamais notre chance, c’est vrai, mais ils ont le privilège de l’ignorance, et donc de l’insouciance. »

Aurora lui adressa un sourire renversant, comme pour contrebalancer ce plaidoyer qui devenait un peu trop sérieux. C’est vrai, ils étaient là pour protéger le monde, faisant d’eux une élite mortelle mais auréolés de la poussière d’étoiles des Dieux qu’ils servaient. Paradoxalement, ils portaient le monde sur leurs épaules, avec les fardeaux et les responsabilités que cela incombait. Le jeu en valait-il la chandelle ? Aurora était suffisamment optimiste et légère pour ne pas trop s’en soucier. Mais, en repensant à Kanaeko, par exemple, elle savait à quel point ce don avait pour certains des allures de malédiction. L’ombre triste de celle qui fut son amie trop peu de temps s’éclaircit sous le compliment d’Azir, et elle revint à la réalité avec un sourire amusé ; « Oh tu sais, les goûts et les couleurs. Il en faut pour tout le monde, et disons que ce pendentif m’aide à mettre toutes les chances de mon côté. Mais je suis ravie du compliment. »

Cette fois-ci, devant l’audace du jeune homme, son rire se fit franc, sincèrement amusée par ce genre de jeu qui la ravissait, ayant trouvé en la personne d’Azir un partenaire idéal. Elle le toisa faire une révérence d’un air coquet et faussement supérieur, le sourire sur ses lèvres écarlates trahissant son petit manège, tandis qu’elle attendait qu’il se relevât pour glisser l’air de rien ; « Peut-être auras-tu droit à une danse en privé, avant que je ne la retire. J’ai aussi de très bons disques. »

Puis Azir, en gentleman, annonça ce qu’il présageait de faire. S’exécutant avec une lenteur grâcieuse, sa main aux longs doigts fins vint effleurer la joue de la jeune femme, tandis que sa haute stature se courbait pour parvenir jusqu’à son visage. Elle aussi s’approcha avec une lenteur calculée, laissant quelques secondes leurs lèvres s’effleurer, avant que le baiser ne s’approfondisse, se laissant volontairement guider par la volonté d’Azir qui avait amorcé l’étreinte, se contentant de glisser une main autour de son cou et de se laisser aller.

Lorsque le baiser se brisa, elle avait les joues un peu rosies, embrasée par la chaleur du contact. Mais elle souriait toujours, d’un air mutin et charmé, tandis qu’elle tendait un doigt à l’ongle écarlate vers un petit immeuble enfoncé au bout de la rue ; « Nous sommes arrivés. Je crois que tu as gagné ta danse. » Glissant ses doigts au creux de sa main, elle l’engagea à la suivre d’une légère pression, jusque sur le perron qui, une fois ouvert, engloutit les deux héros dans le mystère de l’intimité.